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ISBN : 979-10-97309-46-6
UGS : 979-10-97309-46-6 Catégorie :

Tête-à-tête n° 11 : « Angles morts »

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Résumé

Rendre vie aux angles morts

Cette nouvelle livraison de Tête-à-tête aura été réalisée dans un contexte pour le moins particulier, qui n’est pas sans rapport avec sa thématique. Chacun d’entre nous, pendant un confinement aussi anxiogène qu’interminable, aura été placé en tête-à-tête avec lui-même, avec ses proches, avec sa vie en somme, focalisant toute l’attention sur une préoccupation quasi unique qui mobilisa pendant de longues semaines toute la sphère publique et médiatique. Durant cette incroyable expérience d’un étirement du temps, nous aurons eu l’illusion que le monde entier était rassemblé autour d’une seule obsession, d’un seul défi, faisant de facto disparaître de nos écrans radars quantité de pans de la réalité passés sous silence, enlevés à nos représentations, soutirés à nos images. Nul doute qu’après la crise, les artistes s’empareront de ce vide abyssal pour nous en envoyer quelques signes.

Quid, alors, des nombreux angles morts qui, pendant des semaines, auront échappé à notre vigilance ? Notre pays n’était-il pas aux prises avec des conflits sociaux inédits ? Des mécontentements de toutes sortes ? Le monde n’était-il pas secoué par la guerre économique sino-américaine, les folies philippines, l’horreur des camps de migrants aux portes de l’Europe, l’angoisse des changements climatiques, les ravages d’une financiarisation devenue folle ? Avant que de tout perdre, le monde du cinéma n’était-il pas secoué par des polémiques rendues soudainement caduques par la question même de sa survie ? Avant que de demeurer dans un suspens incertain, le monde de la culture dans son ensemble n’était-il pas en train, au cœur des œuvres mêmes, de remettre en question les choses telles qu’elles allaient ?

« Oui mais ça, c’était avant », comme le disait l’adage publicitaire d’un marchand de lunettes. Il faudra pourtant bien les chausser à nouveau, ces lunettes, et faire rentrer dans l’enclos de nos préoccupations les innombrables domaines devenus, depuis quelques semaines, les angles morts de nos champs de vision. Que vaut la rhétorique du « monde d’après », instrumentalisée par le pouvoir alors qu’elle est portée sincèrement par toute une partie du monde associatif, contestataire, alternatif ? Que valent les renversements de perspective qu’on nous promet ? Plus rien ne sera comme avant. Vraiment ?

Une fois la crise sanitaire derrière nous, si tant est qu’elle le soit totalement, il deviendra utile, urgent même, de retrouver nos angles morts. Car refonder nos modes de vie de façon réellement systémique ne pourra se résumer à une tabula rasa. Il faudra bien remettre sur le métier les préoccupations du monde d’avant, retrouver tous ces dossiers temporairement glissés sous le tapis de nos consciences, et mettre en échos nos mécontentements d’hier et nos envies de changements d’aujourd’hui. À vouloir inventer « l’homme nouveau » sans retisser des liens avec ce que nous étions avant la crise, nous risquons fort de passer à côté des enseignements essentiels à tirer du récent cataclysme. Il faudra, pour refonder, s’avérer capables de problématiser l’ancien et le nouveau, de penser en système ce qui sera à partir de l’analyse patiente et critique de ce qui fut. Il nous faudra donc, dans toutes nos réflexions futures, redonner vie à nos angles morts.

Cette onzième livraison de Tête-à-tête pourrait, dans cette tâche ardue, nous servir de viatique. Car la notion d’angle mort a été pensée, travaillée ces dernières années à travers quantité de démarches philosophiques, plastiques, littéraires, cinématographiques, dont nous tentons de donner ici au moins un aperçu.

De part en part, ce numéro est traversé par des images de notre quotidien, de ce qu’on peut appeler, par facilité mais sans savoir vraiment ce que cela recouvre, « la réalité ». Images d’actualité évoquées par Chloé Galibert-Laîné et transfigurées, au sein de ses vidéo-essais, dans un jeu passionnant alternant le visible et l’invisible ; images de faits contemporains que l’on ne veut pas voir, pourtant évoqués dans les films de Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard. Les démarches dont ces entretiens rendent compte se situent souvent dans les marges, faisant entrer dans le champ ce qui échappait à notre vision. Les deux cinéastes questionnent jusqu’aux angles morts de nos inconscients : dans un coin de l’image, n’est-ce pas l’arrière-boutique de l’autre en soi qui se manifeste ? Si, comme le remarque Chloé Galibert-Laîné, le cinéma est avant tout une attitude perceptive, cela veut dire qu’il revient au spectateur de débusquer les angles morts, d’y jeter une lumière crue… ou de les laisser dans l’ombre. Ainsi dialoguent ce que l’on ne veut pas montrer et ce que l’on ne veut pas voir. Mais comme souvent avec les angles morts, le danger, la menace, tout ce qui nous inspire l’effroi ou l’angoisse, à tout le moins le questionnement, rôde autour de l’image, est tapi dans l’ombre jusqu’à ce qu’un auteur ou un spectateur lui donne soudain corps. Prendrons-nous le risque de détourner le regard, de délaisser ce que l’on a en face pour porter nos yeux à côté ? C’est une des questions que pose Derek Woolfenden dans l’entretien publié dans ces pages : où l’on voit que la pratique du found footage, acte politique dont il est devenu un maître incontesté, lui permet de penser (et de panser) les plaies causées par son agression au couteau, un soir de 2014. De repenser plutôt : sans images exploitables de l’incident, il lui faut l’évoquer, le « remonter » à l’aide de bribes de cinéma issues des films des autres. Ainsi, affronter l’angle mort n’est jamais sans conséquence, positive ou négative. C’est apercevoir le danger, la cause réelle d’une angoisse diffuse ; mais c’est aussi se libérer d’une menace imaginaire car finalement, dans l’angle mort, parfois il n’y a rien.

Pour un auteur, jouer de l’angle mort équivaut toujours à donner à voir ou à penser. Qu’il s’agisse de révéler l’irrévélé ou d’entretenir la frustration du spectateur, rendant sa curiosité tellement intenable qu’il se voit contraint de regarder, il y a quelque chose comme une économie de l’attention qui se joue dans notre rapport aux angles morts. Cacher pour mieux appeler à regarder est un acte artistique qui traverse bien des pratiques. Celle d’Éric Rondepierre, par exemple, qui résume ainsi une partie de son travail : « Non pas montrer ce qu’on voit ou ce qu’on ne voit pas, mais montrer qu’on ne voit pas. Montrer l’aveuglement. » En parcourant son œuvre tout au long de l’entretien qu’il nous a accordé, il parvient au constat que « l’idéal serait l’angle de personne, mais ouvert à 360 degrés ». Ce constat pourrait être partagé par Philippe Chancel qui, dans Datazone, place devant son objectif les lieux laissés pour compte de notre monde, il recentre notre attention flottante sur des désastres qui doivent nous concerner et que notre incurie relègue. Nous devons tous être hantés par la crainte de passer à côté de ce que nous avons sous les yeux. Or, comme l’explique très bien Ariel Caine dans ce numéro, la profusion du visuel engendre nécessairement des angles morts : Forensic Architecture se donne alors pour mission d’inventer un nouveau régime de la preuve, grâce à des technologies architecturales et médiatiques avancées, pour débusquer les violences d’État et les atteintes au droit de l’homme. Leur récent travail autour des manifestations qui suivirent la mort de George Floyd permet ainsi la mise en évidence de violences policières à l’encontre de journalistes et de manifestants qui passèrent sous les radars des médias classiques. Ainsi, dans notre perception optique de la réalité comme dans ses représentations, il y a toujours un risque de « non-vu » comme de non-dit. Un risque qui pourtant mérite parfois d’être pris, tant le régime d’une « omnivisibilité » présente de dangers dès lors que l’autre est perçu comme une menace et qu’il convient de le surveiller.

En somme, ce numéro se donne pour objet de questionner les zones blanches, en se demandant selon quels critères elles sont ainsi définies. La contribution de Sylvie Camet met en évidence toute la dimension normative d’une entrée dans le cadre. Car des règles impensées, implicites, en dessous de la surface, semblent présider à faire d’un texte ou d’une image ce qui doit être vu, ce qui doit être lu, ce qui mérite l’attention publique. Que faut-il, dès lors, pour « entrer dans le cadre » ? Questionnement profond auquel se sont confrontés tous les auteurs qui, à l’occasion de cette livraison, nous ont soumis leurs projets.

Qui est in, qui est out ? demandait la chanson de Gainsbourg. Réfléchir sur les angles morts pousse à ressentir la décharge d’un courant alternatif, car nous sommes sans cesse entre le visible et l’invisible, le montré et le caché, la présence et l’absence, l’évidence et le questionnement. Pour tous les artistes soucieux des limites du représentable, une question brûle : comment manifester la présence de l’invisible ? Comment, sans pour autant montrer, signifier cet être-là subtil ? Et jusqu’où ? Impossible, en effet, de rendre justice à la totalité du visible, dont le montré ne pourra totalement rendre compte. Dans un visible percé de mille trous, il est vain d’éliminer l’angle mort, quelle que soit l’habileté de la prise de vue. Car son existence est la condition même du récit, du voyage, peut-être même de l’art. Parce qu’il y a des angles morts, nous savons que quelque chose va arriver. Il n’est pas encore là, mais il va peut-être surgir. Sans angle mort, pas de curiosité, d’envie d’en savoir plus. Sans angle mort, pas d’appétence spectatorielle.

S’il est une conviction qui se dégage des différentes démarches évoquées dans ce numéro, c’est bien celle d’une complémentarité entre nos angles vifs et nos angles morts. Cette leçon doit, peut-être plus que d’autres, nous servir à naviguer en situation d’incertitude. Car il y a toujours à voir au-dessus, en dessous, au-delà ou à côté de la représentation des choses, comme des récifs enfouis que l’on ne saurait ignorer pour avancer. Voir au-delà des bords, tisser les intissés, débusquer les impensés, aller chercher « à côté » pour mieux voir, faire affleurer nos inconscients à la surface de nos consciences, faire dialoguer nos angles morts avec nos champs visuels, telles sont peut-être les conditions pour nous sentir entiers, rassemblés, en n’oubliant jamais qu’un panorama, aussi vaste soit-il, n’offre qu’une partie du monde.

 

Jocelyn Maixent

Rédacteur en chef

Sommaire

 

« Un vide dans l’image »

Entretien avec Ariel Caine (Forensic Architecture)

Conçu, réalisé et traduit de l’anglais par Simon Zara

 

« L’angle mort n’est pas un jeu, il est la forme de la vie même »

Entretien avec Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard

Conçu et réalisé par Jocelyn Maixent

 

« À des manuscrits dans un tiroir, il manque un regard irremplaçable »

Entretien avec Sylvie Camet

Propos recueillis par Matthieu Freyheit

 

« Ce qui est caché dégénère »

Entretien avec Derek Woolfenden

Conçu et réalisé par Guy Astic

 

« L’idéal serait l’angle de personne mais ouvert à 360° »

Entretien avec Éric Rondepierre

Conçu et réalisé par François Vanoosthuyse

 

« Les lieux que je photographie sont les laissés-pour-compte de notre système »

Entretien avec Philippe Chancel

Conçu et réalisé par Marie Escorne

 

« Quand regarder, c’est coproduire »

Entretien avec Chloé Galibert-Laîné

Conçu et réalisé par Ariane Papillon

Infos pratiques

ISBN: 979-10-97309-46-6
SKU: 979-10-97309-46-6

“Tête-à-tête n° 11 : « Angles morts »”

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